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Crise sanitaire et conscience écologique

Entrevue pour la Fédération Interdiocésaine des Bibliothécaires Catholiques - Juin 2021

La FIBBC a rencontré notre collègue Emeline De Bouver pour faire un point sur la conscience écologique en temps de crise sanitaire. Cette entrevue est parue dans leur revue Biblirama n°140.

 

Entrevue illu 3

Alors que la crise sanitaire semble prendre un tournant décisif en cette nouvelle période de déconfinement, nous donnons la parole à Emeline De Bouver, spécialisée notamment dans les questionnements sur la transition écologique. Avec lucidité et engagement, cette chercheuse, docteure en sociologie et chargée de recherches à Ecotopie, nous partage son analyse du confinement, son regard sur l’après covid et s’interroge sur l’éventuelle émergence d’une plus grande conscience écologique.

Françoise Vanesse (coordinatrice de la FIBBC) : Vous êtes l’autrice d’un mémoire qui déboucha, en 2008, sur la publication d’un livre paru aux éditions belges « Couleur livres » et intitulé « Moins de biens, plus de liens : la simplicité volontaire ». Merci de bien vouloir retracer brièvement ses conclusions.

E.D.B. : L’ouvrage permet une plongée dans l’univers de la simplicité volontaire. A travers des éléments de définition mais surtout par la parole de belges francophones ayant décidé de « consommer moins pour vivre mieux »1, différentes dimensions de ce mode de vie alternatif sont abordées : notamment le rapport à la consommation, au temps, au travail, au politique… L’ouvrage basé sur une enquête auprès d’une dizaine de simplicitaires propose en conclusion de voir dans la simplicité volontaire une forme particulière d’engagement social basée sur une vision culturelle du changement : les simplicitaires – au travers de leurs pratiques et discours – véhiculent une culture alternative susceptible de se répandre et d’entraîner des changements substantiels dans nos sociétés.

Douze ans après la publication de cette recherche, avec Écotopie, nous avons publié un document réflexif autour de ces mêmes pratiques « De l’écocivisme à l’écocitoyenneté2. Dans quelles conditions l’écologie individuelle est-elle émancipatrice ? ». Cette étude s’intéresse, elle, aux discours qui entourent les pratiques du zéro déchet et de la vie simple. Elle s’intéresse à ce phénomène actuel. On assiste en effet aujourd’hui à un double mouvement : d’une part, l’augmentation palpable des injonctions à « se responsabiliser » par la consommation, viser le zéro déchet, manger local et, d’autre part, la multiplication des discours qui nous disent « à bas le colibrisme ! », « les douches courtes ne sauveront pas le monde ! ». Face à ce phénomène, de nombreuses questions émergent : sommes-nous face à une démarche altruiste ou égoïste, face à des pionnier·es ou des aliéné·es ? Comment se positionner face à cela ? En tant qu’éducateur·rices à l’environnement, quelle est la place des écogestes dans nos apprentissages, à quoi les relier ? Et par la transmission de recettes/méthodes/astuces pour pratiquer l’écologie individuelle, quelle vision de la société, du politique et de l’individu portons-nous ? L’étude se propose d’éclairer, discerner, sortir de ces ensembles fourre-tout en apportant nuance et contextualisation.

Quel éclairage la crise sanitaire actuelle donne-t-elle à la simplicité volontaire ? Le premier confinement a-il donné lieu à une plus grande conscience écologique ? Quelle est votre analyse ?

Le confinement et la crise sanitaire sont des expériences qui ont été vécues de façon très disparates et très contrastées. Certains ont vu leur emploi du temps se vider, leur rythme ralentir, d’autres ont été confrontés au phénomène inverse, voyant le temps accélérer et le nombre de tâches à effectuer croître. Pareil pour la réalité financière, certains ménages ont épargné alors que d’autres étaient obligés de puiser dans leurs maigres réserves ou encore se retrouvaient bien plus précarisés qu’auparavant. Il faut vraiment se rendre compte que le confinement n’est pas en lui-même une alternative positive et inspirante. Il s’agit pour beaucoup d’une expérience renouvelée de l’inéquité de nos sociétés, de l’injustice portée par certain·es de nos décideur·euses politiques, de l’exclusion d’une partie de la population des privilèges offerts par l’État providence.

Par ailleurs, depuis mars 2020, des réalités, des réactions, des étapes très différentes se sont succédé au fur et à mesure que s’édictaient et se prolongeaient les mesures sanitaires. Pour toute une série d’entre nous, le début du premier confinement a été un moment de perte de repères : on se retrouvait en dehors de ses routines habituelles. Sans doute pour retrouver une certaine maîtrise dans ce qui semblait déstabilisant et pour retrouver du sens, on a assisté à une revalorisation temporaire du foyer, de l’environnement local, et un nombre important de ménages se sont tournés vers les circuits courts, les magasins de proximité. Cependant, ce phénomène ne semble pas avoir duré. Les rythmes ralentis que certains avaient pu expérimenter en avril-mai sont repartis à toute allure dès septembre excluant les nouvelles habitudes prises dans un contexte différent.

La crise sanitaire a des similitudes avec une démarche de diminution de consommation en ce qu’elle a interrogé notre rapport au temps (mais de façon très variable selon les personnes et les périodes), en ce qu’elle nous a invité à changer nos façons de vivre, qu’elle nous a (temporairement) obligé à relocaliser une série d’activités, en ce qu’elle a mis le focus sur ce qui se déroule dans nos foyers, en ce qu’elle nous a encouragé à sortir davantage dehors. Mais la crise sanitaire s’éloigne de ces démarches aussi en de nombreux points : alors que le slogan de la simplicité volontaire est « Moins de biens, plus de liens », le contexte et les mesures nous ont obligés à couper les liens, à arrêter de se rencontrer. Alors que dans la simplicité volontaire, il y a une invitation à la dévirtualisation de l’existence, à sortir d’une existence « hors sol » pour l’ancrer dans des lieux, des territoires définis, un réseau de relations, la crise sanitaire nous a invités au tout à l’écran. La simplicité volontaire est généralement présentée comme une ouverture à l’autre, comme se détacher des objets pour revaloriser la relation, la crise sanitaire à – dans certains cas – consisté en l’inverse : un repli sur soi et ses proches, une forme de survivalisme qui ravivaient des angoisses primaires de manque et de fin du monde. On en a vu plus d’un se ruer pour faire des réserves et entasser des vivres (et du papier toilette) dans sa cave afin d’assurer sa propre survie sans se soucier de ce qu’il resterait pour le reste du quartier. Et puis, la simplicité volontaire est censée être… « volontaire », au sens où il ne s’agit pas d’une situation imposée mais davantage d’un engagement ancré dans la transformation de façons de voir le monde et dans la modification de gestes et comportements concrets.

Il est évidemment trop tôt pour tirer un bilan (qui sera obligatoirement contrasté selon les publics) de cette période de confinement ; on est encore trop dedans pour décrypter. Ce qui est certain, c’est qu’aucune généralisation massive d’une consommation plus locale, écologique, solidaire n’est observée. Et qu’on a pu, par endroits, aussi observer le contraire, un « moins de Liens, plus de Biens » avec des personnes qui, coupées de tous dans leur domicile, multipliaient les consommations, les commandes à distance de biens plus superflus les uns que les autres. Si l’on devait identifier une devise à ces confinements, ce serait bien plus « coupons les liens pour protéger la vie biologique », que le « créons du lien pour protéger le vivant » des mouvements de l’écologie du quotidien. La crise sanitaire et le repli sur la sphère privée qu’elle oblige nous rappellent que, quels que soient nos engagements, nous devons les inscrire dans une vision de la société, nous devons les penser comme inscrits dans des projets plus larges qui dépassent l’embellissement de notre cadre de vie.

Cette période de reconfinement entamée à l’automne a débouché sur des choix dans les réouvertures des magasins qui semblaient donner la priorité à l’économique. Quel regard portez-vous chez Écotopie sur ces décisions ? Dans votre ouvrage vous défendiez l’idée que moins de temps passé à consommer de façon éperdue et à accumuler des biens superflus dégagerait davantage de temps pour se consacrer à des combats plus essentiels ? Quel est donc cet essentiel ?

La crise sanitaire est traitée comme tous les autres problèmes politiques que nous connaissons : on s’attaque au problème immédiat (et c’est bien utile) mais c’est tout, on ne prépare pas l’après, on ne questionne pas l’avant. Et ça, pour tous celles et ceux, comme nous, dont le boulot est de préparer le terreau de demain, construire pas à pas “autre chose”, enseigner, éduquer, analyser avec des perspectives de temps long, c’est douloureux. Nous voilà éjecté·es de l’essentiel, de ce qui compte, de ce qui fait l’actualité. Non seulement le gouvernement a centré son action sur la gestion sanitaire à court terme de la crise, mais il continue sur sa lancée en axant la reprise sur l’unique dimension économique3.

Le positif dans tout cela ? Le secteur associatif a repris cette question de ce qui nous est « essentiel » pour montrer ce biais économiciste et croissanciste des décisions gouvernementales.

Dernièrement, en tant que chargée de mission pour Écotopie, vous avez publié une analyse « Faire du ralentissement un droit pour tou-tes » et qui aborde, notamment, le rapport au temps vécu par des travailleurs pendant la crise. Quels sont ses principaux enseignements ?

Même si en diminuant nos consommations, nous pouvons – pour certain·es – desserrer un peu la contrainte de revenu et donc espérer reconquérir du temps personnel sur le temps professionnel, cela ne signifie pas que récupérer du temps et ralentir soient des challenges que nous réussirons uniquement à coup d’écogestes chacun·e dans notre coin. Ce que le confinement nous a montré, c’est nos insupportables inégalités pour faire face aux évènements imprévus, pour rebondir, pour contester, etc. Alors que certain·es, dans le premier confinement, héritaient d’une pause bienvenue dans leur existence sous pression, d’autres se voyaient rajouter des contraintes : moins d’argent, les enfants à la maison en plus du travail, absence d’aide des grands-parents, etc. Ralentir, diminuer la pression, sortir de la course permanente est un objectif primordial. Si nous voulons le poursuivre pour tou·tes, nous devons réfléchir aux dispositifs à mettre en place collectivement pour soutenir cet horizon : allocation universelle, revenus de transition, partage du temps de travail, job garantie, etc. Les idées sont nombreuses mais la route vers un ralentissement collectif est sacrément semée d’embûches.

Certains économistes prédisent une relance post-covid, une embellie économique et sociale qui s’apparenterait à la période d’après-guerre. L’émergence d’un capitalisme inclusif serait-il en route ? Quel est votre regard ?

Pour l’instant, le secteur associatif voit plutôt se profiler une grande crise sociale : combinaison de l’augmentation de la précarité d’une partie de la population et de la détresse psychique causée sur de nombreux publics par le confinement et les mesures prises pour contrer la pandémie. Est-ce que le capitalisme peut devenir un outil de la transition écosociale ? Chez Écotopie, on ne le pense pas. D’un point de vue écologique, le capitalisme est un système insoutenable car il est incapable de penser la limite, déterminant essentiel du tournant que nos sociétés doivent prendre aujourd’hui. Le capitalisme, comme nous le rappellent des auteurs comme Boltanski et Chiapello (1999), est un système amoral : il vise la seule accumulation illimitée du capital sans se préoccuper de ceux et celles qu’il laisse sur le côté de la route, sans se soucier des dégâts sur nos écosystèmes. Et à côté du système économique en lui-même, si on regarde dans la direction des décisions politiques prises ces derniers mois, on est loin de constater des politiques inclusives. On a géré les enjeux sanitaires à coup de mises en concurrence de multinationales et de brevets, on a mis en compétition les secteurs pour leurs réouvertures, etc. On a encore pas mal de chemin à parcourir pour passer d’une organisation du vivre ensemble vécue comme une course aux privilèges vers une société du commun pensée autour de la notion de partage, de coconstruction et de solidarité.

Enfin et pour terminer, quelle est l’information qui vous a, récemment, le plus réjouie ?

On a adoré avec l’équipe d’Écotopie découvrir les grainothèques que vous mettez en place sur différents territoires. Ces initiatives alternatives qui s’appuient sur une bonne dose de créativité et mettent l’échange, le partage, le commun au cœur d’un service public sont vraiment à encourager. Ces initiatives sont d’ailleurs multifacettes puisqu’elles encouragent à aller dehors, à investir un potager, à s’informer sur les enjeux écologiques tout en valorisant la transmission et la mise en commun.

 

Des coups de cœur

Un livre : Les Furtifs de Damasio. L’auteur cherche les failles du système et créent des écosystèmes à l’intérieur de ces failles. L’ouvrage nous fait nous questionner sur l’usage des mots. Chaque écosystème crée un vocabulaire spécifique qui fait exister des modes de fonctionnement.

Une œuvre d’art ou un artiste : Lisette Lombe qui propose des slams et des ateliers de slam qu’on a pu tester lors de notre colloque de décembre. Elle mélange art, engagement et combats multiples (multiculturalité/écologie/épuisements). Elle nous emmène vers une décolonisation de l’écologie, chantier, ô combien important.

Un film : Miss Révolution, sur la rencontre de différents mouvements sociaux : émancipation des personnes racisées et féminisme.

Une musique : Deux ( 😉) musiques sur la thématique que le confinement nous a parfois fait oublier mais qui continue à être criante d’actualité : « La plage » d’Ivan Tirtiaux, « African Tour » de Francis Cabrel, deux chanteurs et poètes de grand talent qui savent si bien tisser des liens entre des réalités contrastées.

Notes

  1.  Slogan utilisé par l’association « les Amis de la Terre Belgique » pour caractériser et présenter la simplicité volontaire
  2. https://institut-eco-pedagogie.be/spip/spip.php?article573
  3. Pour notre part, nous avons écrit cette analyse pour se réapproprier la question en équipe : « Résister. Réflexions sur la place de l’Éducation relative à l’Environnement en pleine crise sanitaire » https://institut-eco-pedagogie.be/spip/spip.php?article575
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