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Le récit d’anticipation environnemental pour de nouveaux imaginaires politiques

Une analyse de Maëlle Dufrasne - Juillet 2020

  • Icone de thématique Écomilitance

La fiction pour construire un « après-corona » réaliste

« À l’issue du grand choc pandémique, nous vivrons donc sans doute une situation de double tension plus vive encore que jamais : nous devrons à la fois contribuer à renforcer la résistance critique pour faire face à un modèle dont les dérives sont dramatiquement mises à nu, et stimuler de nouveaux imaginaires politiques et de nouvelles pratiques socio-écologiques. » (Message de Lucie Sauvé pour le Centr’ErE, 2020).

Tout confiné qu’il soit, mon imaginaire est comme une fourmi géante de l’espace qui tente d’attraper avec ses mandibules les bribes d’une nouvelle histoire, de celle qui pourra s’écrire quand nous pourrons à nouveau nous entasser les uns sur les autres ! Des récits postapocalyptiques, de science-fiction, d’anticipation, post-effondrement, post-pandémie sont extirpés des bibliothèques et des filmothèques pour nourrir nos esprits affamés et nous aider à penser l’après. Les mots du Centr’ERE sur la nécessité de « stimuler de nouveaux imaginaires politiques » me parlent particulièrement en ces jours étranges où des récits éloignés de mon quotidien sonnent plus juste à mes oreilles que les récits que nos politicien·nes étalent dans les médias.

Thématiques

  • Créativité
  • Politique
  • Science-fiction
  • Lien avec le vivant
  • Pédagogie de l’imaginaire

 

Le château dans le ciel, Hayao Miyazaki, 1986

Faire du terrestre un protagoniste

Les récits fictionnels environnementaux sont autant de possibilités de penser le monde sur le long terme. Yannick Rumpala les décrit comme « une capacité presque intarissable à fabriquer et à simuler des mondes. En l’occurrence, sous forme d’expériences de pensée mises au format narratif peuvent être testées les conditions d’existence des formes de vie » (2014).

Pour comprendre en quoi ces récits sont indispensables aujourd’hui, il nous faut nous pencher sur une des caractéristiques du récit fictionnel environnemental : il appréhende le « terrestre » comme un protagoniste. Ce « terrestre » c’est, chez Bruno Latour, cette dépendance à la terre qui devient la définition même de notre identité (2017). Avec ce terme, le philosophe retisse un lien fort entre les entités humaines et la nature. Se saisir de ce terrestre, c’est rompre les bulles dans lesquelles avaient été relégués de façon séparée l’humanité et l’environnement. Dans le récit fictionnel, on peut retrouver ce terrestre comme trame et/ou acteur et tester les différents rôles que le scénariste lui offre. Ce type de récit ne fait pas que nommer les liens et les interactions entre le milieu et les hommes, il rend ces liens sensibles et il teste leurs cohérences. Alain Damasio dans Les furtifs (2019) va même jusqu’à imaginer une espèce complètement adaptée au milieu, tellement adaptée qu’elle devient symbole de l’osmose parfaite avec le milieu. Et dans son précédent roman, La Horde du Contrevent (2004), le vent est le protagoniste principal. L’action, les personnages sont modelés autour de ce vent. Ces différentes façons de mettre en scène des mondes sont autant d’exercices, de tests, de projets qui inspirent parce qu’on se sent y adhérer ou, au contraire, parce qu’elles nous rebutent.

« Aucune espèce – même pas la nôtre qui, arrogante, prétend produire de bons individus répondant au supposé script des modernes occidentaux – n’agit seule ; ce sont les assemblages d’espèces organiques et d’acteurs abiotiques qui font l’histoire, celle de l’évolution comme les autres » (Haraway, 2016).

L’histoire qu’on se raconte, l’histoire qu’on enseigne a trop longtemps été celle des seuls êtres humains alors que l’histoire, c’est ces interactions incessantes entre l’humanité et son environnement. C’est ça la force des récits fictionnels environnementaux parce qu’un récit « sonne vrai » quand il met en scène un dialogue entre les humains, les non humains et les milieux qu’ils habitent. Ce type de récit oblige l’auteur·e, pour se rendre crédible face au·à la lecteur·rice, à prendre en compte la dépendance au milieu. Dans Blade Runner 2049 (2017), la question centrale est « La procréation à elle seule fait-elle de nous des êtres humains ? », cette quête d’humanité du héros est complètement noyée dans un environnement dévasté, suffocant sous les déchets, à l’atmosphère à peine respirable et dans un smog constant, avec une mobilité absurde, dans les suites d’un blackout informatique, dans une société divisée entre riches, pauvres, exclus de toutes sortes (Parent, 2017). L’acte de procréer sur cette terre dévastée définit et abolit l’humanité tout à la fois.

Cette mise en scène du milieu comme acteur dans le récit rend visible l’ensemble foisonnant d’interrelations dont nous faisons partie. Ce récit peut être un levier pour que chacun puisse dépasser les imaginaires politiques actuels en incluant l’élément terrestre, en faisant de l’environnement un protagoniste.

Le discours politique s’est permis pendant longtemps (et se permet encore) d’oublier un acteur. On nous raconte des histoires « hors sol » (Latour, 2017). De droite ou de gauche, les récits politiques mettent en scène les liens sociaux, l’économie ou encore les avancées techniques en en priorisant souvent l’un ou l’autre. Essayez d’écrire un roman d’anticipation crédible avec ces éléments, il vous manquera un ancrage : le « où ? », le « quand ? », le vent, l’odeur de la pluie, la pente de la colline et les cailloux du sentier qui ont fait que des gens sont arrivés (ou non) là où ils voulaient aller. Le récit d’anticipation fait exister des liens, des dépendances, l’emprise du temps, l’inattendu. A quand un discours politique enraciné dans le terrestre ? La plupart du temps, englué dans des dynamiques de gestion, le discours politique s’empêche l’anticipation à long terme et la réflexion sur les multiples suites possibles de nos présents. Il s’empêche des prospectives plastiques en enlevant l’imprévisibilité de l’environnement (milieu, temps, virus…) et nous fait croire que cela pourrait fonctionner… Et puis on teste en vrai… Sauf que cela ne fonctionne pas tout à fait comme prévu.

Le récit d’anticipation environnemental est une exploration, « une matière à penser », il alimente et crée en même temps de nouveaux repères (Rumpala, 2014). Les nouveaux repères ainsi créés peuvent soulever l’adhésion du·de la lecteur·rice ou son opposition. En créant ces controverses, l’auteur·e et le·la lecteur·rice alimentent le moteur d’un imaginaire commun. Le récit, issu d’un moment, d’un contexte, d’une histoire est porteur d’une réflexivité collective. Ce mouvement réflexif est une opportunité à la prise de conscience des divers récits qui nous entourent dont nous faisons tous partie, qui portent et confortent nos visions du monde et nos valeurs.

Pour une politique qui n’oppose pas « l’économie à l’écologie, les exigences du développement à celles de la nature, les questions d’injustices sociales à la marche du monde vivant » (Latour, 2017, p.63), le récit d’anticipation est une ardoise. C’est le lieu où l’on peut tester les limites des politiques : le global a achevé de nous montrer ses limites en nous plongeant dans un modèle où il nous faudrait plusieurs terres (idem), le retour au local de l’autre côté peut receler des dérives protectionnistes (Brugvin, 2020). Le récit d’anticipation c’est le lieu où l’on peut explorer pour mieux les questionner les dominations et les conflits, les dépendances et les besoins.

Dans Globalia (2004), JC Rufin nous plonge dans une logique sécuritaire qui conditionnerait la liberté individuelle. La liberté d’accès à la perfection pour tous va même jusqu’à un réglage d’une météo parfaite dans un milieu parfait. Comment vous sentiriez-vous si vous n’aviez jamais froid, jamais chaud et si vous viviez dans un environnement sans aucun risque ? Est-ce ça la sécurité ? L’auteur réimagine des rapports nord-sud, entre zone sécurisée et non-zone, et le pouvoir économique vu comme moins conflictuel supplante le pouvoir politique… jusqu’où déciderons-nous de tester cette option ?!

La science-fiction, entre autres formes de récit, peut nourrir nos visions du monde et être une source d’inspiration. « Les fictions sont une manière de poser des questions éthiques et politiques, et de faire réapparaître la diversité des options possibles dans des moments historiques » (Rumpala, 2014).

« Ce sont ses concepts de base et ses postulats philosophiques [au programme politique] qui font obstacles à la prise en compte de la question naturelle », et empêchent la mise en place d’une démocratie écologique (Bourg & Whiteside, 2011). A l’inverse, dans le récit fictionnel environnemental, c’est le postulat philosophique sur la cohabitation humain/nature qui conditionne l’intrigue. Comment faire évoluer notre culture pour que, comme dans les récits d’anticipation, un discours politique, un discours qui vise à organiser le vivre-ensemble ne soit légitime et crédible que s’il est enraciné dans le terrestre ? Il est plus que temps dans les récits que nous sollicitons de rendre central notre indéfectible lien à l’environnement, avec l’acceptation des impacts de nos destructions passées et présentes, et la part d’imprévisibilité qu’il recèle.

Une corona-lueur au bout du tunnel ?

La façon dont le monde et les médias ont appréhendé le contexte de la pandémie est complètement neuve. Croire que cela ne changera rien est difficile à imaginer et c’est même un réel espoir de changement qui apparaît au sein de multiples collectifs. Faire fi de cet ensemble d’événements inédits en continuant un discours sur la société hors sol enchaîné à des visions peu créatives a de quoi effrayer bien plus que les scénarios de zombies. Livres et films de science-fiction illustrent des espoirs, ce qu’on a peur de perdre, nos craintes, toute la complexité de nos contradictions d’individu dans le monde, tout ce qui fait société. Dans le récit fictionnel s’illustrent autant des questions pragmatiques liées à nos besoins primaires, des questions techniques qui testent les limites de nos créations d’artefacts, des mythologies et aussi des ressentis, des opinions, des valeurs, de l’impossible à mettre en colonne et qui fait pourtant politique. Le récit permet un exercice de pensée systémique, il nous y pousse pour donner aux lecteurs suffisamment d’éléments pour ressentir, vivre, se projeter dans l’histoire.

Suite à cette crise du coronavirus, encourageons nos politicien·nes à s’emparer des récits qui naissent et se recueillent aux coins des rues, au sein des mondes artistique et associatif. Invitons-les à écouter la réappropriation du politique par les communautés en s’inspirant des récits de la culture populaire et à faire coïncider temps court et temps long en s’ouvrant aux futurs des récits prospectifs. Dans de nombreux livres, BD, films, séries, pièces de théâtres, œuvres d’art, etc. se cachent des récits d’anticipation inspirants qui peuvent contribuer à construire notre identité collective.

Les récits d’anticipation écologiques sont une des voies pour tester et créer des futurs. En éducation relative à l’environnement, ils servent régulièrement de leviers pour ouvrir des perspectives politiques. Comme d’autres approches pédagogiques, les pédagogies de l’imaginaire sont à embarquer dans notre sac à dos pour stimuler la créativité, élargir les perspectives, penser des possibles. Nous étions déjà en travail pour appuyer sur les leviers de changement que ce soit par des démarches individuelles, collectives ou politiques. Alors que le déconfinement se poursuit et que la société semble repartir dans ses routines frénétiques et mortifères, on vous invite à explorer davantage ces pistes de créativité, questionner nos imaginaires, à croiser nos regards avec l’art et la culture pour nous décentrer encore plus fort, tester de nouveaux modèles de sociétés, et nous outiller pour penser autrement.

Maelle Dufrasne, Formatrice à Écotopie

 

Bibliographie

Bourg, Dominique & Whiteside, Kerry (2010). « Vers une démocratie écologique, Le citoyen, le savant et le politique », Seuil : La République des idées.

Brugvin, Thierry (2020). La relocalisation écologique et solidaire Au service de l’écologie, de l’autonomie sanitaire, économique et démocratique. Dans l’Humanité du 13 avril 2020: www.humanite.fr/la-relocalisation-ecologique-et-solidaire-au-service-de-lecologie-de-lautonomie-sanitaire-economique

Damasio, Alain (2019). « Les furtifs », La Volte.

Damasio, Alain (2004). « La Horde de Contrevent », La Volte.

Haraway, Donna (2016). « Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène. Faire des parents », Multitudes, 2016/4 (n° 65), p. 75-81.

Latour, Bruno (2017). « Où atterrir ? », La Découverte, p. 63,110-111.

Parent, Olivier (2017) : https://www.futurhebdo.fr/ce-que-blade-runner-2049-nous-dit-sur-demain/

Rufin, Jean-Christophe (2004). « Globalia », Gallimard.

Rumpala, Yannick (2014) : https://www.pop-up-urbain.com/la-science-fiction-pour-habiter-les-mondes-en-preparation-entretien-avec-yannick-rumpala-maitre-de-conference-en-sciences-politiques/

Sauvé, Lucie (2020). Invitation aux membres et ami·es du centrErE. Courrier envoyé en avril 2020 : https://centrere.uqam.ca/quoi-de-neuf/une-invitation-aux-membres-et-ami-e-s-du-centrere

Pistes de lectures

Liste des lectures du moment de Yannick Rumpala sur https://yannickrumpala.wordpress.com/ :

  • Le monde enfin de Jean-Pierre Andrevon
  • La Terre demeure de George R. Stewart
  • Chronique des années noires de Kim Stanley Robinson.
  • Je suis une légende de Richard Matheson
  • World War Z de Max Brooks.
  • Feed de Mira Grant
  • Station Eleven de Emily St. John Mandel
  • Bird Box de Josh Malerman
  • Le passage de Justin Cronin
  • L’échelle de Darwin et Les enfants de Darwin de Greg Bear

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